par Judith Scherr
OAKLAND, Californie , 22 août (IPS) - L'armée brutale d'Haïti a été dissoute en 1995, mais les paramilitaires armés et en uniforme, sans aucune affiliation avec le gouvernement, occupent aujourd'hui les anciennes bases militaires.
Le président Michel Martelly, qui a promis de rétablir l'armée, n'a pas appelé la police ou les casques bleus pour déloger ces soldats ad hoc.
Etant donné l'histoire de l’opposition violente de l'armée à la démocratie, le plan de Martelly visant à la renouveler "ne peut que conduire à plus de souffrances", déclare Jeb Sprague, dans son livre intitulé "Paramilitarisme et atteinte à la démocratie en Haïti" (Paramilitarism and the assault on democracy in Haiti), qui devait être publié à la mi-août par 'Monthly Review Press'.
"Le rôle des forces militaires et paramilitaires d'Haïti a bénéficié de trop peu d’attention de la part des universitaires et dans les médias", a estimé Sprague, un doctorant en sociologie à l'Université Santa Barbara de la Californie. Il espère que son livre aidera à combler cette lacune.
Sprague a mené des recherches pour le livre pendant plus de six ans, et voyageant à plusieurs reprises en Haïti, obtenant près de 11.000 documents auprès du département d'Etat américain à travers le 'Freedom of Information Act', interrogeant plus de 50 personnes, lisant des fichiers Wikileaks sur Haïti, et étudiant des sources secondaires.
L'auteur est un universitaire, mais il ne cherche pas la neutralité. Il croit fermement au droit des masses haïtiennes de contrôler leur destin.
Pour appuyer son récit, Sprague a inclus 100 pages de notes.
"Je sais qu'il y aura des critiques par rapport au livre", a-t-il dit à IPS. "Je voulais avoir beaucoup d'informations là-bas pour renforcer ce que je dis, donc il n'est pas seulement considéré comme une conjecture ou une rumeur".
Dans son analyse historique, Sprague fait la lecture, revit le "cadeau empoisonné" que les Etats-Unis avaient donné à Haïti pendant son occupation de 1915 à 1934: une armée "qui poursuivrait l'occupation américaine après le départ des troupes américaines", a écrit Sprague, expliquant que les marines américaines ont créé une armée "soumise aux intérêts américains, de la bourgeoisie, et des grands propriétaires terriens".
Sprague écrit au sujet de la période des dictateurs Duvalier père et fils, de 1957 à 1986, quand les Etats-Unis considéraient l'armée haïtienne comme un "rempart" contre la propagation du communisme. Il explore "l’incestueuse" relation de l'armée avec les infâmes Tontons Macoutes des Duvalier, dont le but, dit-il, était "d'extorquer et d'attaquer les détracteurs du gouvernement, agissant souvent comme la police secrète ou des bourreaux".
Après les Duvalier, les forces paramilitaires ont continué leur violence. En 1988, des hommes armés ont été contrariés dans leur tentative d'assassiner le prêtre théologien Jean-Bertrand Aristide, dont la popularité était à la hausse; 13 personnes ont été tuées et 80 blessées dans l'attaque.
Les hommes armés n'ont pas agi seuls. Sprague lie ces paramilitaires à un ancien macoute formé à l'Ecole des Amériques, le maire de Port-au-Prince et les hommes d'affaires riches.
A travers tout le livre, Sprague souligne les liens entre les forces paramilitaires qui commettent ouvertement des actes de violence et les forces souvent cachées derrière la richesse, et le pouvoir politique tant au niveau national qu’international, qui soutenaient des paramilitaires.
En 1991, Aristide devenait le premier président démocratiquement élu d'Haïti, mais l'armée l’a renversé après moins de huit mois au pouvoir. L'armée n'avait pas agi seule. Sprague affirme qu'elle a pris des élites haïtiennes, des fonctionnaires à Saint-Domingue, Washington et Paris, et "même le Vatican" pour opérer le coup.
En 1994, le président Bill Clinton et 20.000 Marines ont ramené Aristide au pouvoir, qui a présidé un gouvernement qui a été affaibli par les termes de sa réintégration, en particulier un accord pour réduire considérablement les droits sur le riz, un coup sévère à l'économie rurale en Haïti.
Aristide a dissous l'armée en 1995, un acte célébré par les masses, mais qu’un soi-disant ancien militaire aujourd'hui, continue de critiquer.
La dissolution de l'armée n'avait pas débarrassé le pays du militarisme. Peu de soldats avaient remis leurs armes à feu; beaucoup avaient fui vers la République dominicaine.
D'autres encore avaient été intégrés dans la police. Les Etats-Unis profitaient de la situation, amenaient les recrues dans l'Etat du Missouri pour la formation. Sprague cite le conseiller juridique d’Aristide, Ira Kurzban, qui avait visité Ft. Leonard Wood, dans le Missouri.
"Lorsque nous sommes arrivés à la base... la première chose que nous avions vue était une unité de renseignement de l'armée", écrit Kurzban dans un e-mail à Sprague. "Nous avons appris plus tard que le processus d'infiltration a commencé à Ft. Leonard Wood et le concept de renseignements des Etats-Unis était de prendre ces gens (ou de s’appuyer sur les personnes) qui, selon eux, seraient des chefs de la police, de les corrompre, et de les avoir à la disposition du gouvernement américain".
Une seule contribution du livre, c’est une analyse détaillée de Sprague du rôle de la République voisine, la République dominicaine, son appui aux paramilitaires haïtiens.
En 2000, juste avant la succession d’Aristide au président René Préval après son second mandat, les paramilitaires avaient tenté un coup d’Etat, qui avait échoué. Les responsables ont fui en République dominicaine. Haïti a demandé leur extradition, mais les autorités dominicaines ont refusé.
Au cours des années suivantes, la République dominicaine aurait offert un refuge sûr aux forces paramilitaires afin qu’elles mènent des incursions meurtrières en Haïti et retournent en République dominicaine pour leur sécurité.
Ni les Etats-Unis, ni l'Organisation des Etats américains "ne mettaient la pression sur le gouvernement dominicain pour arrêter... les virées transfrontalières de meurtre", a déclaré Sprague à IPS.
Pendant cette période, les Etats-Unis finançaient les partis d'opposition que Sprague dit avoir rencontrés en République dominicaine avec les paramilitaires.
Les reportages biaisés dans les médias soutenaient également les paramilitaires et leurs alliés. Les protestations de l'opposition en général attiraient quelques centaines de personnes et dépendaient de la couverture médiatique. Mais, Sprague a écrit que le mouvement Lavalas d'Aristide "comptait sur de grands rassemblements... mais il bénéficiait seulement de la couverture des quelques petits médias à la base financés par le gouvernement....".
Alors que les paramilitaires détruisaient de façon spectaculaire des postes de police pour prendre le contrôle d'un certain nombre de villes et villages, c’étaient des cadres américains qui, au milieu de la nuit, ont physiquement enlevé Aristide, l’emmenant calmement par avion pour sept ans d’exil.
Avec le départ d’Aristide, les paramilitaires ont obtenu de nouveaux rôles. "En mars 2004", écrit Sprague, "une campagne paramilitaire énergique a été lancée malgré une réaction anti-coup d’Etat des pauvres d'Haïti, qui ont organisé des manifestations et rassemblements de taille".
Au plan civil, les Etats-Unis, la France et le Canada ont mis en place un gouvernement provisoire dirigé par Floridian, né à Haïti. Sprague écrit: "Au premier plan de leur programme, figuraient la stabilisation du pays et sa sécurité comme une plateforme par laquelle le capital mondial pourrait circuler librement".
La position américaine à l'égard des paramilitaires était incohérente. Sprague écrit que peu après le coup d'Etat, l'ambassadeur des Etats-Unis s’est exprimé à la radio haïtienne en leur faveur, mais a reconnu plus tard que l'ex-armée pourrait finir par saper le gouvernement.
Quelque 400 paramilitaires étaient intégrés dans la police après le coup d’Etat de 2004. La petite police haïtienne travaille, parfois difficilement, avec les 10.000 casques bleus de l'ONU stationnés en Haïti depuis le coup d'Etat.
Aujourd'hui, affirme Sprague, "avec une forte présence des Nations Unies, un nouveau type de 'normalité' a été imposé au pays. Après le terrible tremblement de terre en janvier 2010, et avec le retour de Jean-Claude Duvalier et l'élection controversée de Michel Martelly... des paramilitaires mécontents, dans l’ancienne armée, ont obtenu plus de liberté. De nombreux anciens militaires néo-duvaliéristes et de droite occupent des postes clé de sécurité pour le gouvernement Martelly....".
"Et Martelly essaie de ramener l'armée; mais il dit: 'Oh, ce n'est pas une armée'. Ils ont un nom différent qu'ils lui donnent (la 'Force de sécurité publique'), a déclaré Sprague à IPS, ajoutant qu'aujourd'hui, comme par le passé, "les élites tentent de trouver le vrai ingrédient pour maintenir leur contrôle".
*Jeb Sprague voyagera à travers les Etats-Unis pour présenter son livre. Pour plus d'informations, consultez le site http://jebsprague.blogspot.com/. (FIN/2012)
OAKLAND, Californie , 22 août (IPS) - L'armée brutale d'Haïti a été dissoute en 1995, mais les paramilitaires armés et en uniforme, sans aucune affiliation avec le gouvernement, occupent aujourd'hui les anciennes bases militaires.
Le président Michel Martelly, qui a promis de rétablir l'armée, n'a pas appelé la police ou les casques bleus pour déloger ces soldats ad hoc.
Etant donné l'histoire de l’opposition violente de l'armée à la démocratie, le plan de Martelly visant à la renouveler "ne peut que conduire à plus de souffrances", déclare Jeb Sprague, dans son livre intitulé "Paramilitarisme et atteinte à la démocratie en Haïti" (Paramilitarism and the assault on democracy in Haiti), qui devait être publié à la mi-août par 'Monthly Review Press'.
"Le rôle des forces militaires et paramilitaires d'Haïti a bénéficié de trop peu d’attention de la part des universitaires et dans les médias", a estimé Sprague, un doctorant en sociologie à l'Université Santa Barbara de la Californie. Il espère que son livre aidera à combler cette lacune.
Sprague a mené des recherches pour le livre pendant plus de six ans, et voyageant à plusieurs reprises en Haïti, obtenant près de 11.000 documents auprès du département d'Etat américain à travers le 'Freedom of Information Act', interrogeant plus de 50 personnes, lisant des fichiers Wikileaks sur Haïti, et étudiant des sources secondaires.
L'auteur est un universitaire, mais il ne cherche pas la neutralité. Il croit fermement au droit des masses haïtiennes de contrôler leur destin.
Pour appuyer son récit, Sprague a inclus 100 pages de notes.
"Je sais qu'il y aura des critiques par rapport au livre", a-t-il dit à IPS. "Je voulais avoir beaucoup d'informations là-bas pour renforcer ce que je dis, donc il n'est pas seulement considéré comme une conjecture ou une rumeur".
Dans son analyse historique, Sprague fait la lecture, revit le "cadeau empoisonné" que les Etats-Unis avaient donné à Haïti pendant son occupation de 1915 à 1934: une armée "qui poursuivrait l'occupation américaine après le départ des troupes américaines", a écrit Sprague, expliquant que les marines américaines ont créé une armée "soumise aux intérêts américains, de la bourgeoisie, et des grands propriétaires terriens".
Sprague écrit au sujet de la période des dictateurs Duvalier père et fils, de 1957 à 1986, quand les Etats-Unis considéraient l'armée haïtienne comme un "rempart" contre la propagation du communisme. Il explore "l’incestueuse" relation de l'armée avec les infâmes Tontons Macoutes des Duvalier, dont le but, dit-il, était "d'extorquer et d'attaquer les détracteurs du gouvernement, agissant souvent comme la police secrète ou des bourreaux".
Après les Duvalier, les forces paramilitaires ont continué leur violence. En 1988, des hommes armés ont été contrariés dans leur tentative d'assassiner le prêtre théologien Jean-Bertrand Aristide, dont la popularité était à la hausse; 13 personnes ont été tuées et 80 blessées dans l'attaque.
Les hommes armés n'ont pas agi seuls. Sprague lie ces paramilitaires à un ancien macoute formé à l'Ecole des Amériques, le maire de Port-au-Prince et les hommes d'affaires riches.
A travers tout le livre, Sprague souligne les liens entre les forces paramilitaires qui commettent ouvertement des actes de violence et les forces souvent cachées derrière la richesse, et le pouvoir politique tant au niveau national qu’international, qui soutenaient des paramilitaires.
En 1991, Aristide devenait le premier président démocratiquement élu d'Haïti, mais l'armée l’a renversé après moins de huit mois au pouvoir. L'armée n'avait pas agi seule. Sprague affirme qu'elle a pris des élites haïtiennes, des fonctionnaires à Saint-Domingue, Washington et Paris, et "même le Vatican" pour opérer le coup.
En 1994, le président Bill Clinton et 20.000 Marines ont ramené Aristide au pouvoir, qui a présidé un gouvernement qui a été affaibli par les termes de sa réintégration, en particulier un accord pour réduire considérablement les droits sur le riz, un coup sévère à l'économie rurale en Haïti.
Aristide a dissous l'armée en 1995, un acte célébré par les masses, mais qu’un soi-disant ancien militaire aujourd'hui, continue de critiquer.
La dissolution de l'armée n'avait pas débarrassé le pays du militarisme. Peu de soldats avaient remis leurs armes à feu; beaucoup avaient fui vers la République dominicaine.
D'autres encore avaient été intégrés dans la police. Les Etats-Unis profitaient de la situation, amenaient les recrues dans l'Etat du Missouri pour la formation. Sprague cite le conseiller juridique d’Aristide, Ira Kurzban, qui avait visité Ft. Leonard Wood, dans le Missouri.
"Lorsque nous sommes arrivés à la base... la première chose que nous avions vue était une unité de renseignement de l'armée", écrit Kurzban dans un e-mail à Sprague. "Nous avons appris plus tard que le processus d'infiltration a commencé à Ft. Leonard Wood et le concept de renseignements des Etats-Unis était de prendre ces gens (ou de s’appuyer sur les personnes) qui, selon eux, seraient des chefs de la police, de les corrompre, et de les avoir à la disposition du gouvernement américain".
Une seule contribution du livre, c’est une analyse détaillée de Sprague du rôle de la République voisine, la République dominicaine, son appui aux paramilitaires haïtiens.
En 2000, juste avant la succession d’Aristide au président René Préval après son second mandat, les paramilitaires avaient tenté un coup d’Etat, qui avait échoué. Les responsables ont fui en République dominicaine. Haïti a demandé leur extradition, mais les autorités dominicaines ont refusé.
Au cours des années suivantes, la République dominicaine aurait offert un refuge sûr aux forces paramilitaires afin qu’elles mènent des incursions meurtrières en Haïti et retournent en République dominicaine pour leur sécurité.
Ni les Etats-Unis, ni l'Organisation des Etats américains "ne mettaient la pression sur le gouvernement dominicain pour arrêter... les virées transfrontalières de meurtre", a déclaré Sprague à IPS.
Pendant cette période, les Etats-Unis finançaient les partis d'opposition que Sprague dit avoir rencontrés en République dominicaine avec les paramilitaires.
Les reportages biaisés dans les médias soutenaient également les paramilitaires et leurs alliés. Les protestations de l'opposition en général attiraient quelques centaines de personnes et dépendaient de la couverture médiatique. Mais, Sprague a écrit que le mouvement Lavalas d'Aristide "comptait sur de grands rassemblements... mais il bénéficiait seulement de la couverture des quelques petits médias à la base financés par le gouvernement....".
Alors que les paramilitaires détruisaient de façon spectaculaire des postes de police pour prendre le contrôle d'un certain nombre de villes et villages, c’étaient des cadres américains qui, au milieu de la nuit, ont physiquement enlevé Aristide, l’emmenant calmement par avion pour sept ans d’exil.
Avec le départ d’Aristide, les paramilitaires ont obtenu de nouveaux rôles. "En mars 2004", écrit Sprague, "une campagne paramilitaire énergique a été lancée malgré une réaction anti-coup d’Etat des pauvres d'Haïti, qui ont organisé des manifestations et rassemblements de taille".
Au plan civil, les Etats-Unis, la France et le Canada ont mis en place un gouvernement provisoire dirigé par Floridian, né à Haïti. Sprague écrit: "Au premier plan de leur programme, figuraient la stabilisation du pays et sa sécurité comme une plateforme par laquelle le capital mondial pourrait circuler librement".
La position américaine à l'égard des paramilitaires était incohérente. Sprague écrit que peu après le coup d'Etat, l'ambassadeur des Etats-Unis s’est exprimé à la radio haïtienne en leur faveur, mais a reconnu plus tard que l'ex-armée pourrait finir par saper le gouvernement.
Quelque 400 paramilitaires étaient intégrés dans la police après le coup d’Etat de 2004. La petite police haïtienne travaille, parfois difficilement, avec les 10.000 casques bleus de l'ONU stationnés en Haïti depuis le coup d'Etat.
Aujourd'hui, affirme Sprague, "avec une forte présence des Nations Unies, un nouveau type de 'normalité' a été imposé au pays. Après le terrible tremblement de terre en janvier 2010, et avec le retour de Jean-Claude Duvalier et l'élection controversée de Michel Martelly... des paramilitaires mécontents, dans l’ancienne armée, ont obtenu plus de liberté. De nombreux anciens militaires néo-duvaliéristes et de droite occupent des postes clé de sécurité pour le gouvernement Martelly....".
"Et Martelly essaie de ramener l'armée; mais il dit: 'Oh, ce n'est pas une armée'. Ils ont un nom différent qu'ils lui donnent (la 'Force de sécurité publique'), a déclaré Sprague à IPS, ajoutant qu'aujourd'hui, comme par le passé, "les élites tentent de trouver le vrai ingrédient pour maintenir leur contrôle".
*Jeb Sprague voyagera à travers les Etats-Unis pour présenter son livre. Pour plus d'informations, consultez le site http://jebsprague.blogspot.com/. (FIN/2012)
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